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Patrick Marcolini, Le mouvement situationniste, une histoire intellectuelle, L’échappée, 2012

 

 

 

 

 

Issu d’une thèse universitaire, cet ouvrage tente de refaire l’histoire du mouvement situationniste en le plaçant dans la continuité des avant-gardes, mais aussi en le présentant comme un projet collectif auquel Debord adhérera. En revisitant l’influence d’Isou, l’auteur en arrive à minimiser l’influence surréaliste. L’ouvrage fourmille de petites erreurs factuelles qui n’arrangent rien. On y trouve pêle-mêle la justification des activités universitaires, arguant que l’Université a bien changé (alors qu’elle s’est un peu plus décomposée) et un patchwork curieux sur la descendance des idées situationnistes, en ce sens il rejoint le discours de Laurent Cholet qui voyait dans presque tous les contestataires anti-léninistes des situationnistes en puissance. Or il est bien évident que pour arriver à une telle démarche il n’est pas besoin d’avoir lu Debord. La diffusion des thèses de l’Ecole de Francfort est tout aussi importante. 

Produisant une thèse de philosophie, Marcolini ne se pose pas vraiment la question de savoir pourquoi l’Université s’est emparée de l’IS et de Debord comme sujet de réflexion. On peut se demander si cela ne provient pas du fait que le temps de l’IS et de ses idées a passé, plus encore que de disserter sur la récupération.

Le manque de maturité du projet de Marcolini apparaît quand il tente de faire apparaître le mouvement situationniste comme le résultat d’un projet collectif alors qu’il n’est que celui de Debord. Il est facile de mettre en évidence les contradictions, puisque si Debord est bien l’auteur de la notion de « spectacle » avant même la création de l’IS, il est évident que ceux qui viendront après dans l’IS ne pourront pas en être considérés comme des co-créateurs.

Les propos de Marcolini sont embarrassés en ce qui concerne la question de la technique. Certes, il comprends bien que Debord est passé d’une apologie de la technique, supposant qu’on puisse s’en emparer aisément pour la soumettre à ses désirs de révolution, à une critique du monde technicien après la fin de l’IS, mais il n’en tire pas les conséquences. Or cette apologie de la technique est une erreur capitale dans la démarche critique de Guy Debord. C’est une erreur d’abord parce que c’est sur elle que repose toute la phraséologie du « Ne travaillez jamais ». L’abolition du travail n’est envisagée que par l’abondance matérielle suggère par une domination totale de la technique sur le monde. Ensuite parce que le projet de ville mobile, New Babylon, qui fait des loisirs le cœur même du lien social et de la créativité, repose également sur une expansion sans fin de la technique. Sur l’analyse de la technique il est facile de voir que l’Ecole de Francfort que Debord a superbement ignorée pendant de longues années était bien plus en avance que lui. Mais il est assez évident que Marcolini ne connait pas profondément les thèses de l’Ecole de Francfort.

Marcolini pense que ce ne sont là que des contradictions mineures. Il pense à tort que la réflexion sur l’écologie n’était pas assez avancée dans les années soixante pour le comprendre. Mais c’est complètement faux. C’est en Mai 68 qu’est apparu, en dehors de la mouvance situationniste le problème des rapports entre la technique surabondante et la dégradation de l’environnement. Le rapport Meadows qui date de 1972 et qui annonce en quelque sorte la décroissance comme une nécessité va beaucoup plus loin que le texte de Debord sur « La planète malade ».

Toute la dernière partie est centrée sur la diffusion des idées situationnistes et il en voit la portée dans le développement des mouvements de libération particularisés autour des thèmes de l’homosexualité, de la libération des femmes ou encore de la lutte contre les prisons. Mais il est facile de se rendre compte qu’à l’inverse ces mouvements particularistes sont une régression en regard du projet de révolution totale porté par Debord et l’IS.

Les rapports que Debord a entretenus avec la mouvance anarchiste ne sont pas mieux explicités. Marcolini se contente de signaler que de nombreux libertaires se sont finalement retrouvés dans les thèses situationnistes, passant sous silence le fait que Debord ait complètement négligé cette forme de révolte. Or il y a une raison à cela, Debord construisait sa pensée dans le cadre des organisations communistes, comme un reflet des formes staliniennes : pureté de la doctrine, exclusions en chaîne des membres qui ne sont pas dans la ligne, et la pratique d’une forme d’intolérance. C’est seulement après s rencontre avec Socialisme ou Barbarie que Debord va intégrer aussi bien l’analyse des conseils ouvriers comme la critique de plus en plus argumentée des partis communistes et des syndicats. Mais la principale critique que Debord adresse aux anarchistes est au fond leur spontanéité. Il n’aime pas cette forme de pensée sûre de rien, incapable de formuler des principes théoriques et organisationnels solides et définitifs.

Les approximations dans cet ouvrage sont nombreuses. On retiendra le flou que Marcolini entretient en ce qui concerne les rapports des situationnistes avec Socialisme ou Barbarie. Il prétend ainsi que le rapprochement entre les situationnistes et le groupe de Castoriadis est le fait de l’IS quand il semble que ce soit principalement celui de Debord. Il signale que « des » situationnistes participaient à Socialisme ou Barbarie, sans citer de noms. Or il semble que seuls Debord et Bernstein se soient effectivement rapprochés de ce mouvement, un peu en éclaireurs. Vaneigem n’ayant participé qu’à des actions ponctuelles en Belgique de Pouvoir Ouvrier, plus par solidarité que par adhésion à ses principes.

Si l’ouvrage de Marcolini ressasse longuement ce qu’on connait déjà des thèses de Debord, il y a tout de même quelques points de vue intéressants. D’abord en ce qui concerne l’influence de Sartre sur la pensée de Debord. On sait que Debord lisait Sartre au début des années cinquante et que c’est de là probablement que lui est venu l’idée du concept de « situation ». Egalement on trouve des réflexions intéressantes sur les origines du concept de « spectacle », avec le rapprochement qu’on peut faire avec le théâtre de Brecht. Or Brecht comme Sartre sont des compagnons de route du parti communiste. Ce rapprochement aurait dû d’ailleurs amené Marcolini à mieux comprendre pourquoi, même s’il est très critique vis-à-vis d’eux, Debord reste finalement plus proche de la pensée communiste que de la pensée anarchiste.

Marcolini passe également trop vite sur les relations entre Debord et les surréalistes belges comme Nougé et Marien. Or si Debord se tourne plus facilement vers eux que vers les surréalistes de Breton, c’est que ceux-ci sont les créateurs du parti communiste belge, enracinant leurs conceptions de la culture dans le combat de l’émancipation prolétarienne.

Les imprécisions factuelles touchent également Constant. Non seulement Marcolini adhère sans précaution à la critique de l’IS concernant sa récupération, mais il fait comme si Constant avait été exclu de l’IS pour ses insuffisances supposées sur le plan politique. Sur ce point on fera deux remarques. La première est que c’est Constant qui a démissionné de l’IS, il n’a donc pas été exclu. Du reste on voit mal Debord exclure Constant à un moment où les effectifs de l’IS s’amenuisent, suite aux purges concernant les spuristes, à un moment où Jorn s’est lui aussi éloigné, alors qu’il peine à trouver des interlocuteurs de haut niveau. Mais il y a un autre point important c’est que Constant est le seul à s’être vraiment investi dans le projet de New Babylon. Debord a été défaillant dans le développement de ce projet qui aurait dû être la grande affaire de l’IS, or il en était plus qu’un autre à l’origine.

Le recentrage de l’IS sur la question politique n’est pas plus interrogée. Elle est pourtant décisive en deux sens. D’abord parce qu’elle a appauvri l’IS. Khayati, Vaneigem n’ont jamais remplacé ni Constant, ni Jorn sur le plan de la créativité. Et d’ailleurs dans la vie personnelle de Debord ils ont bien moins compté. N’est-il pas étonnant que Debord dans son dernier film se soit plus référé à ses amis de l’époque lettriste qu’à ses camarades de la dernière période de l’IS ? Ensuite, cette inflexion qui s’appuyait sur la nécessité de renouer avec le mouvement prolétarien participait de la volonté de Guy Debord d’intégrer l’IS dans le mouvement plus traditionnel de l’extrême-gauche. C’est d’ailleurs ici que se trouve l’échec de l’IS, diffuser l’idée d’une révolution culturelle auprès des masses prolétaires qui luttent d’abord pour améliorer leur survie.

La question des exclusions n’est pas mieux analysée par Marcolini. Il y voit seulement un jeu, une forme d’humour noir. Signalant que très souvent les exclus se sont retrouvés par la suite, il en néglige les rancœurs manifestées par des imminents situationnistes comme Vaneigem ou De Jong. Or cette question ne se règle pas seulement en disant que les exclus sont ceux qui se sont éloignés du combat. Elle marque à la fois l’attirance de Debord pour les pratiques staliniennes d’épuration et la trahison de l’amitié ou de la nécessaire solidarité entre les membres d’une même confrérie. Vaneigem signalait qu’entre lui et Debord il n’y avait eu qu’une froideur de sentiments. Ce qui nous éloigne de la mythologie des Chevaliers de la Table Ronde que Debord aimait bien mettre en scène.

On veut bien admettre que le temps de l’IS était dépassé, mais que dire du fait que Debord se soit ensuite retrouvé seul a décidé de sa dissolution ? N’est-ce pas là la preuve que l’IL puis l’IS était bien les créations d’un seul homme ?



18/09/2012
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