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Paul Jorion, Le capitalisme à l’agonie, Fayard 2011

 

 

 

 

Paul Jorion est un universitaire belge, un peu âgé maintenant, qui s’est fait apprécier dans la mouvance radicale et bien au-delà par ses analyses de la crise de 2008. Il tient également un blog qui est très lu et très suivi[1]. Il ne faudra pas pour autant attendre de Jorion des analyses simples et faciles à comprendre, voire à utiliser dans la lutte qui nous oppose aux forces des ténèbres.

L’ouvrage va développer ce qui est le dada de Paul Jorion : le capitalisme est en train de s’écrouler sous nos yeux parce qu’il a mis en place un système qui accroit les inégalités et qui mène ainsi à une crise de surproduction. Il remarque d’ailleurs le fait qu’à quelques années près le capitalisme de marché s’écroule comme s’est écroulé le capitalisme d’Etat.

Dans l’ensemble c’est un ouvrage très brouillon. Le plan en est décousu. Ou plutôt certains aspects sont très développés et d’autres pas assez. Par exemple, le chapitre 2, le plus long, fait environ 130 pages et le chapitre suivant un peu moins de trente. C’est le chapitre 2 d’ailleurs qui est le plus intéressant dans la mesure où il décrit concrètement, techniquement, comment la finance provoque des transferts de richesses d’une classe à l’autre. Il fait du reste des institutions monétaires et de leur fonctionnement le cœur de son analyse. Comparant celles-ci volontiers avec une forme de criminalité dont on finit par s’habituer. Il est facile alors d’en déduire qu’un tel système n’a pas d’avenir. C’est un chapitre assez compliqué, même pour ceux qui sont formés à l’analyse économique. Cela est dû essentiellement au fait que la déréglementation des marchés financiers qui intervient au début des années 80, alliée à la révolution informatique a permis de démultiplier les produits financiers et les formes de leur circulation dans le monde.

Au passage il dénonce l’idéologie des économistes comme la force de frappe du capitalisme financier. Ce qui lui permet de réhabiliter au passage Marx et Keynes dans un même mouvement. Mais le chapitre qui est consacré à ces deux penseurs est assez flou et entaché d’erreurs. D’abord en ce qui concerne Keynes. Ce dernier est connu pour avoir théorisé le rôle de la demande. Le soutien de la demande par l’Etat et par la banque centrale a deux objectifs : d’une part redistribué la richesse créée vers les salariés pour que ceux-ci voient leur sort s’améliorer et ne se lancent pas dans une révolte qui mettrait à bas le capitalisme – programme qui était à l’ordre du jour entre les deux guerres mondiales – mais cette demande a aussi pour autre objectif de soutenir l’ensemble du système économique autour de la notion de plein emploi. Cela est bien connu, mais Jorion d’un autre côté nous explique que ce soutien de la demande est voué à l’échec parce qu’il génère de l’endettement et de l’inflation qu’il faudra bien payer un jour. Cette seconde partie de l’analyse se trouve déjà au cœur de l’approche des marxistes de l’ultra-gauche comme Paul Mattick[2] par exemple qui n’a eu de cesse de dénoncer les solutions keynésiennes comme vouées à l’échec. Cette analyse me semble erronée parce qu’en réalité c’est bien le soutien de la demande, adossé à des transferts importants de l’Etat et une imposition des revenus lourde, qui a permis pendant une bonne quarantaine d’années de stabiliser à la fois les inégalités été la croissance économique. Il est assez difficile de prétendre qu’un système qui a fonctionné pendant au moins deux générations s’apparente seulement à une rustine. En outre, par le fait que ce système a engendré une classe moyenne pléthorique, il est évident que le cadre de son fonctionnement et sa nature ont complètement changé. Il est difficile de tenir les deux bouts de ce raisonnement : on ne peut pas dire d’un côté que c’est la contre-révolution libérale qui a détruit l’économie mixte, en rabaissant de façon continu le rôle de régulation de l’Etat et de la Banque centrale, et engendré la crise, et en même temps tenir pour rien les solutions de soutien de la demande. Au passage il souligne comme efficace le système monétaire mondial fondé sur le bancor et proposé par Keynes comme une alternative au projet américain de Bretton Woods qui consacrait la suprématie de la monnaie américaine. Mais il n’analyse pas le fait que cette proposition était tout simplement inapplicable. Il ne creuse pas non plus l’idée avancée par Keynes de mettre en place un système qui empêche les nations de se trouver dans un état de déséquilibre commercial. Or on sait aujourd’hui que le déficit commercial est la calamité qui non seulement a été permise par l’endettement excessif des nations, mais en Europe par la mise en place de cette horreur économique qui se trouve être la monnaie unique, l’euro.

Jorion s’attaque également à Marx. Certes il le désigne comme un économiste de premier plan, ce qui n’aurait guère fait plaisir à l’auteur du Capital. Mais en même temps il considère que son erreur a été de résumer la dynamique de l’accumulation du capital seulement à l’antagonisme de deux classes, les salariés qui produisent la richesse et les capitalistes qui captent la plus-value.  Il ajoute pour bien se faire comprendre que cette erreur est fondamentale en ce sens qu’elle ne peut pas s’expliquer par le manque de développement du capitalisme à l’époque où Marx écrivait. Or à l’époque où Marx écrit, il est évident que la fonction d’intermédiation financière est bien peu développée et que le capitalisme est encore largement patrimonial : l’actionnariat est faiblement développé et le mode d’accumulation du capital ne s’appuie pas sur le crédit, mais principalement sur l’autofinancement. Il reconnaît cependant que Marx a eu l’idée lumineuse de comprendre le système de la marchandise comme une dépendance de l’être humain au monde matériel des objets, conférant à ceux-ci une puissance jamais égalée auparavant. C’est bien sûr cet aspect-là qui a été le cœur de toute la critique marxiste d’inspiration hégélienne, de Lukacs à Debord en passant par l’Ecole de Francfort. Mais cet aspect n’est guère approfondi et surtout guère renouvelé, c’est pourtant le support nécessaire à l’expansion du crédit et à la mainmise du capital sur les vies individuelles.

Jorion qui suggère que le capitalisme n’est pas réformable – tout en faisant l’impasse sur le succès justement de ce qui a été la révolution keynésienne – en appelle à une révolution et souligne le parallèle entre la crise d’aujourd’hui et la période prérévolutionnaire du XVIIIème siècle. Si ce parallèle est assez pertinent, notamment en rappelant les positions de Saint-Just et de Robespierre, il est faiblement développé. Certes il précise bien que cette grande révolution de 1789 n’a été faite qu’à moitié, mais il a le tort de laisser croire que celle-ci – et selon lui toutes les révolutions qui ont suivi – ont toujours été faite par des « intellectuels », la masse frustrée suivant. C’est une vision erronée et hâtive. C’est même l’inverse : on peut rappeler ici que Lénine n’était pas pressé de faire la révolution en Russie, arguant que le parti n’était pas prêt. Or la révolution a eu lieu. C’est seulement après parce que la révolution n’avait pas su inventé et maintenir les instruments de son émancipation qu’elle a été confisqué par un parti effectivement aux mains d’intellectuels.

 

 

 

Le point aveugle de l’ouvrage de Jorion est probablement qu’il n’arrive pas à imaginer les solutions de sortie de crise. Certes une des solutions est la catastrophe et l’effondrement pur et simple du système économique entraînant des guerres civiles et d’autres calamités. Mais il en est d’autres qui pourraient très bien voir le jour : après une nouvelle crise financière qui ne pourrait plus être sauvée par une intervention étatique de grande ampleur comme en 2009, il se pourrait qu’on se tourne vers une nouvelle approche qui sorte de la mondialisation en revenant à une logique nationale et protectionniste. Car c’est seulement dans le cadre de la nation que le système économique peut se réformer en donnant une place plus importante à l’intervention étatique dans tous les domaines. Puisque nous sommes dans une crise de surproduction, il paraît évident que la solution économique passe aussi bien par une modification du partage de la valeur entre les salariés et les entrepreneurs, par une éradication de la classe des financiers, mais également par une baisse radicale du temps de travail.

Bien sûr il est très difficile de parier sur l’avenir des nouvelles formes institutionnelles. Jorion se demande avec quelles forces une révolution pourrait se faire. Ce n’est pas la bonne question. Ou plutôt c’est la question que se posent les tenants d’une révolution guidée par des « intellectuels ». Or les révolutions par nature sont imprévisibles. Ainsi, personne ne sait ce qui va advenir de la Grèce. Les tensions sont très fortes, intenables. Celles-ci peuvent amener une guerre civile et consécutivement la prise du pouvoir par un parti fasciste, c’est ce qui semble pour l’instant le plus probable, mais cette situation peut amener également la Grèce à sortir de l’euro et à retrouver une voie plus pacifique pour la remise en état de sa société.



[1]Ce blog a une allure assez déplaisante car il est aussi une manière de soutirer de l’argent à son public.

[2]Paul Mattick, Marx et Keynes, Gallimard, 1972.



17/12/2012
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